Entretien avec Simona Jovic, une artiste autodidacte pluridisciplinaire dont le parcours tord le cou aux pensées limitantes et aux clichés sur les artistes
Simona Jovic photographiée par Maj Photography
Danseuse, comédienne, chanteuse...
Je m'appelle Simona Jovic, je suis danseuse, comédienne, chanteuse. J'enseigne la Joie du mouvement, de l'expression corporelle, de la danse. Je suis également organisatrice d’événements, notamment de voyages, où je propose aux gens de découvrir les danses que je présente sur scène en se rendant avec moi dans leurs différents pays d'origine afin de comprendre ce qui se cache derrière le mouvement.
« Mon parcours ne s'est pas fait de manière habituelle dans le sens où je n'ai pas été inscrite à la danse classique à 5 ans, je n'ai pas fait de conservatoire, je n'ai pas eu de diplôme spécifique »
Il y a deux éléments importants dans mon parcours.
Le premier, je n'en étais pas consciente au départ, c'est que j'ai grandi dans la région des Balkans où la musique et la danse sont présentes au quotidien. Je me suis donc construite avec le mouvement, le chant. Là-bas, la musique et la danse accompagnent tout : les réunions entre amis dans une taverne avec de la musique live, chaque moment où l'on fête quelque chose. Il y a aussi plein de « rituels » que l'on célèbre avec la musique, la danse, le chant. On chante et on danse pour la joie, mais aussi pour les peines, pour accompagner les deuils...
J'ai baigné dans la musique et la danse, mais ce n'était pas sous la forme conventionnelle de spectacle, de chorégraphie.
Le deuxième élément a été précis et plutôt radical. J'avais commencé par un parcours standard, « bien comme il faut », en allant à l'université pour étudier la langue française, parce que mon entourage me disait que si j'étais artiste, j'allais me retrouver à vivre dans la rue sans pouvoir manger à ma faim. Et puis un matin, je me réveille chez une amie qui me logeait - parce que je n'avais pas de logement à cette époque, pourtant je faisais mes études, « comme il faut », c'était ça la période la plus difficile - et je lui dis « Je ne peux plus faire ça. Je suis artiste, je le sens au fond de moi, il n'y a que ça qui va me rendre heureuse, je ne mettrai plus les pieds à la Fac ». Et je n'y ai plus jamais mis les pieds.
Mais le problème, c'est que je n'avais rien. J'avais ce petit bagage avec la musique, le chant et la danse, mais je n'en avais pas du tout conscience. J'ai toujours aimé chanter et faire du théâtre, j'avais fait de petites choses à Belgrade mais concrètement je n'avais rien, aucune formation et aucune expérience, aucune piste. Je ne pouvais m'accrocher qu'à cette envie, cette certitude profonde que c'était ma seule façon d'être heureuse. J'ai appelé mes parents pour leur annoncer que la Sorbonne et moi c'était terminé, que j'allais chanter, danser et faire du théâtre. Ma mère était au bord de la crise cardiaque, elle me prédisait le pire. Mon père me disait de ne pas me presser. Il me disait « si tu es à un carrefour et que tu ne sais pas où aller, coupe le moteur, tire le frein à main et attends, observe, la réponse viendra ». J'ai toujours suivi ce conseil et je le suis encore aujourd'hui.
« Je me disais que je n'avais pas fait de danse classique, que je ne savais même pas faire un grand écart, je n'avais pas le droit de faire de la danse »
Mon parcours ne s'est pas fait de manière habituelle dans le sens où je n'ai pas été inscrite à la danse classique à 5 ans, je n'ai pas fait de conservatoire, je n'ai pas eu de diplôme spécifique. J'ai commencé par faire un book photos pour m'inscrire dans une agence de comédiens, j'ai essayé de chanter avec un groupe de musiciens, mais ça n'a pas marché. Donc je travaillais à la réception d'un hôtel pour survivre. J'étais persuadée d'être née pour être artiste, alors il fallait que je laisse la Vie me guider, que je sois à l'écoute et que je laisse faire. Donc pendant quelques temps j'ai arrêté d'être dans l'action pour me poser et laisser les choses émerger, en confiance. Et puis, j'ai rencontré un danseur qui m'a poussée sur le chemin de la danse. Il m'a encouragée à présenter professionnellement les danses de chez moi. Au départ je lui disais que je n'avais pas les diplômes pour, que personne n'allait s'intéresser à ça. Je me disais que je n'avais pas fait de danse classique, que je ne savais même pas faire un grand écart, je n'avais pas le droit de faire de la danse ! Mais il m'a littéralement poussée sur scène et quand j'ai commencé ça m'a sauté à la figure: c'était évident, c'était ça qui était juste. Ça s'est développé très très vite. Je n'avais pas les outils que j'aurais pu acquérir dans une école de danse donc j'ai très vite retrouvé mes repères qui étaient de danser dans des fêtes, des mariages. Mes repères n'étaient pas dans la façon de faire un mouvement mais dans les raisons pour lesquelles je danse, pour quoi est-ce qu'on se réunit autour de la danse, qu'est-ce que ça apporte au corps, à l'esprit, aux personnes autour de moi ? Donc ce sont ces pistes que j'ai suivies, c'est ce rapport à la danse que j'ai développé, et ça a pris un chemin assez étonnant.
« Il y a eu très vite une forte demande pour ce que je faisais car les danses que je proposais n'étaient ni représentées sur scène ni enseignées »
Au départ j'avais surtout porté un intérêt aux danses rroms, et puis j'ai commencé à me poser des questions sur les différences flagrantes entre les rythmes et les danses du nord de la Serbie et celles du sud. J'ai donc débuté des recherches sur ce peuple que je fréquentais depuis mon enfance, sur leur musique, depuis leurs origines en Inde et à travers plein d'autres pays. J'allais dans leurs villages, dans leurs fêtes un peu partout pour découvrir comment ils dansent réellement. Au départ je voyageais de moi-même pour rencontrer ces gens. J'ai commencé à danser sur scène avec eux, puis seule, et ça m'a mené aux quatre coins du monde, pour des spectacles et des stages. Il y a eu très vite une forte demande pour ce que je faisais car les danses que je proposais n'étaient ni représentées sur scène ni enseignées. Ça a été une surprise pour moi, que beaucoup de gens se soient intéressés à tout ça. J'ai commencé à être invitée partout pour transmettre leur héritage culturel. J'étais devenue la spécialiste mondiale des danses rroms traditionnelles. Ce n'était pas du tout quelque chose que j'avais prévu. J'ai suivi le courant.
« J'ai dansé en tant que soliste dans l'hémicycle du Conseil de l'Europe à Strasbourg »
Les plus grands moments de ma carrière sont souvent les petits moments en fait ! Il y a les grands moments que tu mets sur ton CV et les grands moments sur d'autres plans.
Un des grands moments officiels c'est lorsque j'ai dansé en tant que soliste dans l'hémicycle du Conseil de l'Europe à Strasbourg.
Mais ce qu'il y a de plus mémorable pour moi, les Grands moments, c'est des rencontres avec les gens. J'ai été invitée pour me produire et enseigner sur tout le continent américain, en Inde et dans toute l'Europe, c'est autant de rencontres et de moments inoubliables.
« Je gagnais très bien ma Vie avec ces danses, parce que je l'avais décidé »
Finalement je n'ai jamais été à la rue et j'ai toujours mangé à ma faim. J'ai toujours fait la différence entre la société avec les règles qu'elle impose, et la Vie avec son fonctionnement, son flux d'énergie. Si j'avais écouté la société, je n'aurais premièrement jamais arrêté mes études puisque je n'avais pas de diplôme pour faire ce que j'ai fait, donc quelque part pas le droit de le faire. Ensuite d'un point de vue financier ce n'était pas sécurisant, donc j'aurais sans doute fait d'autres choix. Et sans doute aussi, je n'aurais pas choisi ces danses « bizarres » (rires). Mais c'est aujourd'hui que j'ai conscience de tout ça. À l'époque j'ai suivi l'autre mouvement, le mouvement de la Vie. Dans un lâcher-prise total, dans une confiance totale, j'ai aussi accompagné ça de beaucoup d'introspections et de beaucoup de prières, et puis j'ai laissé la Vie faire. Et de nombreuses fois mon expérience m'a prouvé que la Vie est de notre côté et qu'elle est beaucoup plus forte que les règles que le mental humain impose dans le cadre d'une structure sociale complètement abstraite où on te dit que « ça fonctionne de telle façon... ». Non, dans cette société ça fonctionne comme ça, mais pas dans la Vie. La Vie trouve toujours des solutions, et elle ouvre des portes improbables. Si on est sûr de notre voie et qu'on fait confiance à la Vie, ça ne peut que fonctionner. Pas forcément comme on le veut nous, parce que nous sommes souvent très limitants avec nous-même. Mais ça ira toujours dans le bon sens, et souvent de manière plus généreuse que ce que l'on peut imaginer.
Je gagnais très bien ma Vie avec ces danses, parce que je l'avais décidé. Lorsque j'ai commencé, il y avait beaucoup d'artistes qui étaient restés coincés dans les croyances limitantes sur l'artiste pauvre, ils démarraient leur carrière en étant persuadés qu'ils ne gagneraient jamais suffisamment leur vie. De mon côté j'avais pris la décision ferme que ça n'allait pas être ça. À partir du moment où je l'avais décidé, je posais mes tarifs, je négociais mes contrats, j'ai développé toute cette partie de mon travail. Au départ j'avais un tarif très correct pour mes spectacles et puis un jour j'ai pris conscience que je pouvais demander beaucoup plus parce que mon travail était bon, sérieux et reconnu. J'ai d'abord hésité, et puis j'ai tenté, et ça a fonctionné. Je n'ai jamais exagéré sur les tarifs, mais finalement j'ai constaté qu'il n'y a pas de limitation non plus de ce côté-là en fait. C'est très important de ne pas sous-estimer ni brader son travail, parce que ça ne fait du bien à personne.
« Savoir se poser pour être certaine de prendre la bonne direction, de savoir vraiment ce que l'on veut »
Il y a eu des périodes un peu moins fluides que d'autres. Mais je n'ai jamais été en difficulté ni vraiment « coincée ». À chaque fois que je me sentais coincée, que je sentais qu'il fallait que je prenne une nouvelle direction, que je fasse des choix, alors je déposais les armes, je me posais, je prenais le temps de comprendre où j'en étais et où je voulais vraiment aller. Puis il finissait toujours par se passer quelque chose. J'ai toujours suivi le conseil de mon père, celui de couper le moteur. On ne peut pas toujours être en train de faire. Il faut aussi savoir se poser pour être certain de prendre la bonne direction, de savoir vraiment ce que l'on veut, de se laisser évoluer. Et au moment où c'est évident, c'est là que je me mets en action, et généralement c'est très fluide puisque quand on est sur notre voie les portes s'ouvrent naturellement. Mais jamais je ne m'agite dans le vide à tout prix pour rester active non-stop. Au contraire, ça a toujours porté ses fruits pour moi de savoir m'arrêter et me poser.
Quand j'ai trouvé où je veux aller, ce que je veux faire, quand je prends une décision ferme, je visualise toujours plein de petits bonshommes, ou de petits anges, en haut, qui s'activent « Elle a trouvé, au boulot, on y va ! ». Et toutes mes actions semblent facilitées, tout est fluide et ça marche !